Introduction
Le questionnement du monde humain
sans affrontement est relié à la recherche d’un monde idéal, d’une utopie.
L’utopie est un idéal, où la société dans son ensemble tend vers un âge d’or,
un paradis, un jardin où règne la paix et où la société serait autogérée. Dans
une utopie, il n’y a pas d’affrontement et donc pas de guerres.
Un monde humain sans
affrontement, en paix, n’est pas inconcevable : on pourrait penser qu’avec
l’effort de chacun, on puisse tenter de mettre en œuvre une paix globale. Le
philosophe allemand Emmanuel Kant a, par exemple, théorisé les principes
nécessaires afin d’obtenir une « paix perpétuelle ». (cf. Vers la paix perpétuelle,
Kant, 1795) Dans notre société, des conflits liés à des inégalités existent, et
cette poursuite d’une paix mondiale semble juste et réaliste. Mais, l’idée d’un
monde sans affrontement peut-elle être considérée comme possible ou juste
pensable ? Si la théorie semble valable et juste, est-il seulement possible de
l’appliquer en acte ?
La notion d’affrontement
Il est nécessaire de traiter
d’abord le concept d’affrontement. Par définition, l’affrontement est un
conflit qui nécessite la présence de deux partis qui luttent l’un contre
l’autre, de manière frontale. L’affrontement n’est pas nécessairement associé à
la violence. En effet, un mouvement de grève, une manifestation, un mouvement
pacifiste peuvent s’opposer à une autre organisation sans pour autant mobiliser
de la violence. Aussi, la désobéissance civile s’inscrit dans l’affrontement
sans forcément comporter de violence.
La violence est la force exercée
par une personne ou un groupe de personnes pour soumettre, contraindre
quelqu'un, dans un but particulier. C’est un comportement, un usage de la force
illégitime, en vue de la destruction d’autrui dans son intégrité, sa liberté,
son autonomie. Elle se décline en différentes intensités, de l’endoctrinement
où la lutte est inexistante, jusqu’à l’acte polémique (du grec πολεμικός (polémikos),
« qui est relatif à la guerre »).
La violence peut donc être
dissociée de la mise en jeu physique. Par exemple, lors de l’utilisation
d’instruments de mort comme les bombes (atomiques, chimiques, ou celles utilisées
lors d’attaques terroristes). La violence se fait comme un intermédiaire sans
adversaire, la violence qui en résulte n’est pas le résultat d’une lutte
directe. L’acte meurtrier, relatif à la violence, peut donc être aussi
différencié de l’affrontement.
La notion de Monde
Notre thème évoque aussi la
notion de monde. Ceci rappelle la thèse du philosophe Leibniz du « meilleur des mondes possibles », qui ne
sera pas traitée ici. Le terme de « monde » peut être défini de deux manières :
dans un premier temps, il est relatif à l’univers matériel, aux phénomènes
physiques étudiés. Il peut être aussi associé au cadre de vie des individus, à
la culture, à la société en général.
a) Le monde : définition des Grecs
Dans l’histoire de la
philosophie, chez les philosophes grecs, le terme de monde se rapporte au terme
κόσμος (cosmos),
décrivant à la fois le monde, l’ordre et la parure. Les grecs concevaient donc
l’univers comme étant ordonné, cohérent, harmonieux. Des philosophes comme
Platon pensaient que la Nature était juste, bonne et prenait le dessus sur la
démesure, le désordre et la violence. Leur théorie du monde, ou cosmologie est
dite « finaliste », c’est-à-dire en vue d’une fin, ayant un objectif. On peut se
rapporter au travail du philosophe Hésiode, dans Les Travaux et les Jours,
ou la Théogonie.
Ainsi, le modèle de la cité, la
société idéale doit être à l’image de la nature, du monde juste et ordonné.
Dans la société athénienne par exemple, Platon et Socrate remettent souvent en
question l’autorité des prêtres. Pour ces deux philosophes du Ve siècle av.
J.-C. les hommes doivent obéir à une loi respectable et respectée, à un ordre
idéal. Platon explique que la cité devrait être gouvernée et appartenir aux
philosophes et aux citoyens, les politiques et les sophistes en étant écartés,
de même que les esclaves et les femmes. Le civisme grec pense que la cohérence
de la cité repose sur la φιλία
(philia) ou l’amitié, impliquée dans les relations humaines mais aussi dans
l’attitude politique.
Pourtant, pour assurer
l’indépendance et la pérennité de la cité, il était nécessaire qu’il y ait des
guerres entre les cités. Le citoyen attaché à sa cité devait ainsi s’attacher à
combattre pour elle. Ses sentiments d’appartenance et de sauvegarde de son
indépendance étaient associés à une défense par les armes. Jacqueline de
Romilly évoque ce principe dans La Grèce antique à la découverte de la
liberté (1991).
b) Le concept de l’utopie
Le questionnement autour du monde
évolue avec le temps. Après la révolution copernicienne, la conception du monde
n’est plus stable, la Terre tourne autour du Soleil et la nature ne devient
plus un modèle à suivre. Des philosophes humanistes à la Renaissance vont
s’inspirer des anciens tout en redéfinissant l’homme comme un être de culture.
La recherche d’une excellence dans le monde va mener à la conception d’une
société idéale : l’utopie, développée par le philosophe anglais Thomas More. Le
terme « utopie » provient οὐ-τόπος
(ou-topos), signifiant le « non-lieu », le « nulle part »,
l’ « ailleurs »…
Le concept d’utopie se retrouve
dès l’antiquité dans le mythe de l’Atlantide, présente dans le dialogue du Critias
de Platon. Le mythe raconte le don d’une cité sur une île, donnée par les dieux
et protégée des maux, où le bien est maître. Ce modèle a influencé Thomas More,
dans son œuvre Utopia, Tommaso Campanella dans La Cité du Soleil
et Francis Bacon dans La Nouvelle Atlantide. Ces écrits ont été vivement
contestés de leur époque, car leurs auteurs ont été perçus alors comme des
réformateurs sociaux critiquant leur société en proposant un nouveau modèle
mettant un terme à l’avidité et la démesure des hommes.
Dans l’utopie de Thomas More, les
individus ne sont pas soumis à une hiérarchie financière et politique : il n’y
a ni or ni argent et plus de politique. Ce système sans gouvernement et
égalitaire est encadré par des administrateurs, et chaque individu possède le
même temps de travail, le même accès aux ressources et les mêmes loisirs. Cette
société ne connaît ni misère, ni inégalités ou violence, mais efface tout droit
à la vie privée, car tout est réglé pour l’individu dès sa naissance. Le
bonheur est promis à tous, mais est conçu selon un modèle uniforme : en quoi la
conception du bonheur est-elle la même pour tous ? Cet exemple montre qu’il
peut exister des sociétés où l’affrontement est exclu, mais pas l’oppression.
Un autre élément intéressant de
cette utopie est son caractère insulaire : la cité est située sur une île, elle
est isolée. Or, une société ne peut s’exclure de relations avec l’extérieur,
d’échanges économiques ou de déplacements de populations. Une vraie société
possède ainsi toujours un lien avec d’autres sociétés, parfois d’affrontement
ou de combat même si ce n’est pas nécessaire.
L’homme instable
Après avoir défini la notion de
monde, il faut maintenant s’intéresser à l’homme, puisqu’il est question d’un «
monde humain ». Intéressons-nous aux raisons de l’affrontement et du combat
chez les hommes.
Pour certains philosophes, le
combat est universel, dans le sens qu’il concerne tout ce qui existe dans le
monde. Selon le philosophe présocratique Héraclite : « la guerre (polémos) est le père de toute chose ». Ce
fragment célèbre exprime le conflit éternel, les contrariétés, les coexistences
de contraires dans le monde de façon permanente (chaud/froid, bien/mal, …). Les
contraires s’accordent et la belle harmonie naît de ce qui émerge de cette différence.
Le monde est décrit comme instable dans sa composition.
D’autres philosophes et penseurs
ont théorisé l’instabilité. Par exemple, Sigmund Freud, fondateur de la
psychanalyse, a conceptualisé l’instabilité du monde en deux pulsions
contraires chez l’homme : l’Eros et le Thanatos (respectivement la
pulsion de vie et la pulsion de mort qui dirige chaque action qu’il
entreprend).
Chez le philosophe Friedrich
Nietzsche, l’identité n’existe pas, tout est toujours sous tension. L’homme
n’est pas toujours violent, mais il possède une tension dans son être par
nature qui le rend instable.
La guerre et d’autres activités
violentes peuvent ainsi être caractérisées comme des opportunités d’évacuation
de leur tension interne. Chez les Grecs de l’Antiquité, cela se traduisait par
exemple par les fêtes, des Grandes Dionysies ; mais aussi par cette
rivalité entre cités, codifiée et respectable. Ces activités étaient
considérées comme permettant la catharsis, l’expulsion des tensions et passions
des hommes contenues d’ordinaire.
Nous pouvons ainsi nous poser la
question : comment évacuons-nous cette tension interne de nos jours, dans une
société en paix ? On peut penser aux compétitions sportives où la violence
exprimée est tacite, admise de façon implicite. Nietzsche évoque une solution
dans Par-delà le Bien et le Mal, où il écrit : « Quand la paix règne, l'homme belliqueux se fait la guerre à lui-même.
» Dans une société sans conflits, l’individu se retrouve confronté à lui-même
et applique la violence sur sa personne.
Conclusion
En conclusion, élaborer un monde
meilleur passerait par l’acceptation de la violence. Il semblerait nécessaire
de convertir la violence en une autre forme, de l’intégrer à notre société par
un moyen d’expression particulier. Un autre exemple des anciens est celui de la
violence politique, la joute oratoire où l’adversaire est confronté dans une
mise à mort symbolique. La violence était ainsi encadrée dans un espace de
dialogue et avec un débouché politique effectif. Selon la philosophe Hannah
Arendt, le dialogue se présente comme la marge d’égalité entre les hommes :
l’humanité a besoin de dialogue.
Ainsi un monde humain sans
affrontement n’est ni souhaitable, ni possible, ni pensable.
Il n’est pas souhaitable, car la
réalisation d’un ordre théorique non violent dans la société aboutit à
l’exemple de l’utopie irréalisable, isolée, autoritariste et où la vie privée
n’existerait plus.
Il n’est pas possible, car
l’individu possède un élan vital qui implique la lutte, le conflit et
l’instabilité. On ne peut retirer à l’homme cette « insociable sociabilité » : l’homme est individualiste, a des
besoins et désirs personnels, tout en ayant besoin des autres pour sa survie.
Enfin, il n’est pas pensable car,
comme nous l’avons vu en introduction, il subsiste une réalité indépassable :
l’affrontement peut ne pas être violent, et un monde sans affrontement
contiendrait tout de même de la violence. A voir de quelles manières, l’homme
peut, non pas l’extraire de lui-même mais en faire une force positive,
créatrice, source de partage et d’amour. Un monde meilleur est un monde en
métamorphose…